S’il a bien un petit patrimoine omniprésent dans nos campagnes, ce sont les croix.
Héritage d’une tradition religieuse d’au moins 2000 ans, ces petits vestiges ponctuent discrètement nos paysages; croix de chemin, croix de carrefour, de cimetière, en pierre, en fer, en bois (avec un Christ), avec des inscription (Croix de la Fontenille).

Notre tour d’horizon met en avant seulement quelques éléments du petit patrimoine; comme il était écrit précédemment la liste est non exhaustive, Champagné Saint Hilaire ne s’est pas construit en un jour, aussi il faudra du temps pour peaufiner cette liste et constituer un inventaire sérieux.

 

Dressées toujours dans un triangle tracé par deux routes ou deux chemins, les croix sont évidentes. A l’image du carrefour qu’elles habitent, elles ont une forme géométrique qui ne se confond pas avec le chevelu des branches. Elles se ressemblent, mais il n’y en a pas deux identiques, chacune a sa singularité. Pourtant qui fait encore attention à elles en passant ? Combien de Champagnois peuvent dire combien il y en a de ces croix sur les chemins de la commune ? Elles font partie du patrimoine et le patrimoine est fait pour être conservé, pas pour être regardé, pense-t-on.

Les plus âgés se souviennent des cortèges fleuris partis de l’église et qui se dirigeaient vers l’une ou l’autre. Quand ils étaient jeunes et coiffés d’un béret ou d’un bonnet, on leur demandait de se découvrir en passant devant elles. Elles n’étaient pas que des monuments, elles avaient comme une âme.

Pour beaucoup aujourd’hui, ce sont des objets anciens et ce qui est ancien, c’est du passé, ce qui est ancien n’a rien à voir avec la productivité moderne…Peut-être, mais ce qui est ancien est un legs de nos ancêtres, de nos parents, ce qui est ancien est un témoin de ce qui a existé et donc un relais entre les générations. Bref, les traces du passé ouvrent l’esprit sur l’évolution qui conditionne notre vie.

Les croix sont avec les églises, les chapelles et les cimetières, des monuments qui sont l’expression taillée dans la pierre, de l’univers mental de nos anciens. Elles peuvent donc être pour le passant ou le promeneur, un sujet intéressant de méditation.

Partons –je vous y invite- à la recherche de ce que disent les croix de Champagné-Saint-Hilaire quand on les ausculte ! Tâchons de retrouver le rôle qu’elles ont joué dans la vie de chacun, et dans le lien social de notre communauté.

Mais avant, deux mots d’histoire !

 

 Les croix dans l’histoire

Quelqu’un prétendrait qu’aussitôt après la mort de Jésus-Christ, la représentation de la croix sur lequel il a subi son supplice, s’est répandue comme une traînée de poudre, commettrait un impardonnable anachronisme. Le christianisme s’est constitué puis répandu peu à peu et ce n’est qu’au IV e siècle, après la découverte de la croix de Jésus et la conversion de Constantin, que la croix est adoptée comme symbole chrétien et commence à orner les édifices religieux.

Les croix de chemin, elles, ne se multiplient qu’à partir de la fin du XIe siècle. C’est l’époque où les pérégrinations peuvent se développer : les seigneurs s’embarquent pour les croisades, les pèlerins se lancent dans des marches qui vont jusqu’à St Jacques de Compostelle, c’est après 1095 que le droit d’asile qui mettait les églises, les oratoires, les chapelles sous la protection de Dieu s’est étendu aux croix des chemins.

 

L’histoire des croix de Champagné

 

La croix du cimetière

Au bout de l’allée sud-est/nord-ouest du cimetière se dresse une croix de pierre monobloc, montée

sur un autel rustique en moellons non crépis. L’ensemble est fort modeste, mais le haut de la croix est à plus de trois mètres du sol et domine tous les monuments.

Et ce détail donne une de ses deux fonctions, celle de signaler la présence de l’enclos du cimetière. Depuis le XIIe siècle, ce lieu sacré où reposent les défunts, sont signalés soit par une lanterne des morts comme à Château-Larcher, soit comme ici le plus souvent, par une haute croix.

Mais c’est aussi une croix hosannière qui rappelle un moment important de la vie de Jésus. Alors que le peuple de Jérusalem se prépare à fêter la Pâque juive, Jésus fait une entrée solennelle dans la ville, chevauchant humblement un âne. Il est alors accueilli triomphalement par une ovation et par l’agitation de palmes (ou rameaux). Cette exclamation hébraïque traduite par Hosanna en latin est en fait une prière signifiant « Sauve, donc ! ». L’Eglise chrétienne commémore cet événement qui inaugure la semaine sainte. Autrefois, les fidèles apportaient des rameaux de buis qu’ils accrochaient à la croix du cimetière lors d’une Eucharistie célébrée en plein air. En souvenir de l’exclamation hébraïque, ce buis a pris le nom poitevin de hosanne (écrit aussi hozanne, auzanne, ozanne et même ozenne). Cette hosanne est donc riche de sens puisqu’elle rappelle la confiance du peuple en Jésus le Messie, mais aussi la passion du Christ qui triomphe de la mort le jour de Pâques. Au final, elle exprime l’espoir d’une résurrection de tous ceux qui reposent au cimetière.

Si les rameaux de buis se plantent encore sur les tombes le jour des Rameaux, la Croix du cimetière a perdu sa fonction hosannière, sauf symboliquement. En revanche, elle pose une question historique intéressante : de quand date-t-elle ?

Sur le socle, sur la table, sur la croix, aucune inscription ! En revanche le piédestal sur lequel ils reposent est formé de deux dalles qui portent des signes :

 

L'une porte la croix semblable à celle construite         
et ces inscriptions en creux 

L'autre porte la tenaille, instrument de la passion
et des inscriptions exceptionnellement en relief 
 CY GIT
 E DEFUNT
 LE PAN PA
ANGE LE
 HAMPAIGN
CEDE LE 3
1607 PR 

CI GIST LE COR
D FEV MACQV
GIRARD MAR(E)
CHAL V
MAR   D
MM
ARE 

 

Ce qui est recouvert ou ce qui a été effacé ne se restitue pas facilement .

CY-GIT LECORPS DE DEFUNT… LE PAN PA…ANGE LE… CHAMPAIGNE DECEDE LE 3… 1607 PRIEZ

 

CI-GIT LE CORPS DE FEU MACQU…GIRARD MAR(E)CHAL V…MAR…D…MM..ARE

 

Ces plaques portent sans doute les épitaphes les plus anciennes du cimetière, l’une étant datée de trois ans avant l’assassinat d’Henri IV

A n’en pas douter, elles ont été déplacées pour servir de soubassement à la croix. Comme l’épitaphe qui est scellé dans un contrefort sud de l’église, cela a dû se passer autour de 1810, date à laquelle le maire de l’époque, Vincent Bourdier, décidait que « les pierres de taille peuvent être prises dans le cimetière, des tombes qui ne sont pas reconnues de leurs propriétaires. »

 

Si la croix du cimetière est difficile à dater, en revanche, quatre croix de chemin n’offrent aucune difficulté puisque la date est gravée dans la pierre. Par ordre chronologique, il y a la croix de la Fontenille (1827), la croix de Tringalet (1847), la croix de Lépinoux (1905) et la croix de Grandchamp (1954).


 

 

La croix de la Fontenille

Plantée dans un piédestal calcaire composé de deux dalles de 25 cm d’épaisseur, c’est une colonne octogonale de 1,65 m de haut, terminée par une section carrée constituant le bras inférieur d’une croix grecque (quatre branches d’égale longueur)

L’autre partie de la croix, en forme de T à l’envers, repose à plat sur la colonne. Le tout forme une stèle de 2,05 m de haut. Une lame d’acier rouillé semble avoir été intégrée à la face arrière pour lui éviter de se fendre. Sur la face avant, trois croix discrètes ont été gravées. Postérieurement à son érection, quelqu’un a sans doute voulu suggérer le supplice de Jésus et des deux larrons. Deux fois, la date de 1827 est gravée, de même que le nom de GARAND verticalement sur une des huit faces.

La croix effondrée a été retrouvée dans la haie par Pierre Rossignol puis restaurée et remise en place par l’équipe de Christophe Archambault en 2012. Elle se dresse maintenant sur le talus au carrefour de la route de Marnay et de celle de la Fontenille, comme en 1827.

GARAND est le nom du curé de Champagné à cette époque. C’est un prêtre qui montre du caractère dans la lettre qu’il écrit le 1er mars 1821 à Monsieur Guitteau, maire de Champagné résidant à Poitiers.

Si nous avions une fabrique un peu mieux montée, votre secrétaire et trésorier un peu mieux portant et moins ineptes, nous ne serions pas encore à envoyer à la sous-préfecture le devis et les comptes de fabrique demandés... Il est à craindre que nos réparations vu l'ordonnance du Roy, ne soient pas faites et surtout adjugées cette année, ce qui me contrarie beaucoup.

Monseigneur viendra-t-il donner la confirmation et faire la visite de l'église et du presbytère, je l'ignore et en ce cas je l'attends de pied ferme, bien persuadé qu'il ne viendra pas l'hiver parce que les chemins sont trop mauvais et malgré cela votre représentant fait des merveilles dans ce genre […] Votre très dévoué serviteur et curé Garan

 

Rien d’étonnant si le Curé Garan rend compte au maire de Champagné-Saint-Hilaire car le Concordat de 1801 précisait :

ART. 10. - Les évêques nommeront aux cures. Leur choix ne pourra tomber que sur des

personnes agréées par le Gouvernement ;


 

 

La Croix de Tringalet

C’est la plus imposante des croix de la commune de Champagné. Elle est bien en évidence sur le tertre que constitue à la sortie du bourg, la patte d’oie entre la route de Bretagne et celle d’Anché.

En élévation elle est composée de trois parties : un socle en forme de dé de 1,12 m de haut formant une table agrandie par une corniche moulurée ; une pyramide monobloc de 2, 20 m de haut, ornée d’une embase et d’une double corniche sommitale ; reposant sur cette dernière, la croix proprement dite composée d’un socle supportant la croix tréflée.

Elle représente un cas moderne d’évergétisme : ce Jean Bertrand est sans doute le meunier de la Pierrerie né le 8 ventôse de l’An 13, c’est-à-dire le 26 février 1805. Le recensement de 1851 signale qu’il y a 16 personnes à la maison Bertrand : outre sa femme Madeleine Provost, il y a 3 garçons et 3 filles, 4 employés au moulin* et 4 domestiques. Jean Bertrand est donc un véritable entrepreneur qui fait partie des familles riches de la commune de Champagné. C’est quatre ans plus tôt, en 1847 qu’il offre cette belle croix à la paroisse. Pour quelle raison ? Il ne l’a hélas pas gravé dans la pierre, mais il a tenu à y laisser son identité et la date d’érection de la croix. Croix votive pour acquitter un vœu ? Croix de carrefour pour en remplacer une ancienne trop vétuste, en bois ? Toujours est-il qu’il a fait élever une croix « reposoir ».C’est à dire que la table de pierre peut servir à deux fins : après un cortège parti de l’église, le prêtre peut y poser l’ostensoir qu’il exposera à l’adoration des fidèles, à l’occasion d’une cérémonie.

Mais aussi, on peut y déposer un bébé pour le confier aux bons soins d’un saint protecteur. Et ce saint à Champagné était Saint Braillard. Il n’est pas matérialisé comme à Verrières par exemple où un bas-relief représente sur la façade nord du pont, un personnage que la tradition populaire appelait Saint Braillard. Mais le rite était le même. Quand un enfant braillait trop et trop souvent, c’est-à-dire quand il était difficile, voire impossible de le faire cesser de pleurer, surtout la nuit, on faisait « un voyage » avec lui jusqu’à la croix et on implorait le saint de le calmer. Jean Bertrand, bienfaiteur de Champagné, a pourtant quitté la commune peu de temps après l’érection de cette croix, car en 1856 sa famille ne figure plus au recensement.

Faut-il croire que les enfants braillards n’existent plus car la croix de Tringalet n’attire plus jamais les jeunes parents aux yeux ravagés par des insomnies ?

*parmi les ouvriers il y a un chasseron. En Poitou c’est ainsi qu’on appelait le valet qui faisait avancer, en les poussant devant lui, une mule, un mulet ou un âne.



La croix de Lépinoux ou croix de Virginie

Elle se dresse en-dessous du lieu-dit Lépinoux, sur la patte d’oie dessinée par la route de Gençay et le chemin qui descend vers la Fontenille.

Il s’agit d’un crucifix puisque le Christ y est représenté subissant son supplice. La croix qui le porte est en tôle d’acier moulée en cylindre et couverte d’une peinture argentée. Des feuillages et des fleurs y dessinent des sinuosités en relief : fleurs et boutons de lys autour de la tête de Jésus, feuilles de chêne enlaçant la hampe de la croix. Ils sont là, bien sûr, pour leurs valeurs symboliques, riches et complémentaires. Le chêne adoré des druides représente dans l’univers chrétien la force invincible donc la longévité, la solidité, mais aussi la communication entre le ciel et la terre, la générosité et la majesté. Le lys blanc dans la tradition biblique symbolise l’abandon à la Providence, à la volonté divine, mais surtout il est attaché à la pureté, à la virginité.

Je ne suis pas sûr que ce dernier symbole ne soit pas en rapport avec la fondatrice de cette Croix, Virginie Moreau, restée une vieille fille secourable et totalement animée par la foi. Cette foi, elle l’a résumée dans l’inscription gravée dans le socle de pierre : « u crux spes unica », c’est à dire « la croix, unique espoir ».

Les circonstances de son édification nous sont bien connues grâce aux renseignements apportés

par Madame Bourry de Romagne et Madame Agnès Elias

Virginie, c’est le deuxième prénom de Marie Virginie Moreau née le 18 juillet 1868 à La Chapelle-Bâton, fille de Jean Moreau et de Marie Fayoux, cultivateurs. A la mort de cette dernière, à la fin des années 1880 Jean Moreau qui s’est remarié à Madeleine Moineau s’est installé à Lépinoux auprès de son beau-frère Dauvergne.

Sans formation, Virginie n’est pourtant pas en peine de trouver du travail : gagiste, elle prête ses bras, bonne à tout faire ou domestique elle rend des services, à qui en a besoin. Puis elle achète une machine à coudre en rond qui lui permet de fabriquer des chaussettes. Son esprit d’entreprise est imaginatif, elle devient marchande de marée le vendredi : poissons et crustacés arrivent de La Rochelle à la gare d’Anché-Voulon et de là un courrier les amène à Champagné.

Vivant avec son père et sa famille à Lépinoux, Virginie Moreau trouve le moyen de prendre en pension des gamins délaissés ou en rupture avec leur famille. C’est donc une femme de conviction, ferme dans sa morale religieuse, que rien ne peut arrêter.

Comment pourrait-elle adhérer à la politique anticléricale menée par les Républicains au pouvoir au tournant du XIX/XXe siècle. Loi de 1901sur les Associations, destinée à réduire l’influence des congrégations religieuses sur les esprits, mesures du ministère Combes poussant à la laïcité et notamment loi de 1905 qui réalise la séparation de l’Eglise et de l’Etat…Relayées par le Conseil Municipal de Champagné à majorité républicaine, ces décisions heurtent de plein fouet les convictions religieuses de Virginie Moreau.

La réplique qu’elle imagine fait honneur à sa morale chrétienne et ne manque pas de panache. Contre « Monsieur Combes » et contre certains membres du Conseil Municipal que l’on accusait de vouloir supprimer l’église, elle décide de planter une croix votive qui doit dénoncer durablement le « forfait ». Elle la paye de ses propres deniers et le 2 février 1905, en sa présence et celle d’une assistance à genoux à même le sol, Monsieur le Curé Fouquet bénit la croix Virginie.

A sa vocation religieuse et historique cette dernière ajoute vite une fonction de repère cadastral. Mais, le bien voisinant souvent avec le mal, un an jour pour jour après l’installation de cette croix de Virginie, commence au même lieu de Lépinoux une sombre affaire qui la touche : son oncle Dauvergne a été poussé dans l’eau glacée de la mare par des mains criminelles.

Plus tard, Virginie Moreau est amenée à quitter Lépinoux pour Poitiers. Malgré son souhait, elle ne reviendra pas à Champagné après sa mort survenue le 1er février 1925 à l’hôpital Pasteur de Poitiers. Elle est enterrée au cimetière de la Pierre Levée.

 
L’artiste a choisi la position horizontale des bras





 

La croix de Grandchamp

La croix de Grandchamp est comme la croix Virginie, un crucifix, et comme elle, elle se dresse sur une patte d’oie, bien en évidence, celle formée par la route de Couhé et celle de La Millière, Romagne, Charroux.

 Son érection le 27 janvier 1954, date gravée sur le socle, n’est pas due au hasard, mais à deux circonstances favorables.

La première est la décision du Pape Pie XII de proclamer l’année 1954, Année Mariale. Il définit parfaitement le contexte mondial et l’objectif qui ont conduit à cette décision, dans le message radio qu’il adresse le 16 mai de cette année-là, aux catholiques de Suisse.

« Quand Nous avons proclamé l'année mariale, pour le centenaire de la définition de l'Immaculée Conception, Nous l'avons fait précisément dans l'intention et l'espoir de voir, par la puissante intercession de Marie, la foi vivante croître et se fortifier dans l'Église catholique elle-même, dans ses fils et ses filles, pour endiguer le matérialisme qui monte comme une marée.

Le progrès matériel par la recherche et l'exploitation des forces naturelles poursuit sans arrêt son chemin et l'Église approuve cette évolution, même dans ses principes, mais elle y joint un avertissement pressant : quand le progrès matériel n'est pas contrebalancé par des forces religieuses et morales puissantes, il risque de devenir le chancre de la société humaine. […]

Le matérialisme, le processus de laïcisation de toute l'existence se déploie dans le domaine spirituel et religieux: la pensée de Dieu, le respect et la crainte de Dieu sont bannis de plus en plus de la vie publique, de la famille et par là aussi, presque fatalement, de la vie de l'individu. Ce processus est déjà fort avancé. À qui incombe-t-il de faire front sinon à vous, enfants de l'Église catholique ? […] »

La deuxième circonstance est la présence comme prêtre de la paroisse de Champagné-Saint-Hilaire, de l’Abbé Giret. C’est un curé dynamique qui a traversé à Champagné les affres de la dernière guerre, qui a soutenu ses fidèles et les prisonniers sénégalais du haras par des initiatives heureuses, et qui a doté l’église quatre ans auparavant, de magnifiques vitraux signés Louis Mazetier. C’est un homme qui aime entreprendre, qui aime le spectacle, qui a ses paroissiens bien en main et qui doit donc totalement adhérer aux idées et à l’action du Pape. La croix de Grandchamp est véritablement une croix de mission. Soixante ans après, beaucoup de Champagnois se souviennent encore de ces journées animées par les frères Montfortains.

Pour rafraîchir les souvenirs, voici le rapide compte-rendu que La Nouvelle République en a donné le mercredi 27 janvier 1954 :.

 "La mission"

La mission prêchée par les R.P. Babin et Candi qui durait depuis trois semaines vient de se terminer dimanche à 15 heures par l'inauguration d'un calvaire situé aux bifurcations des routes de Romagne et de Couhé-Vérac. Ce calvaire orné d'un grand christ de bronze en relief sur une croix neuve couleur blanche.

Durant cette mission, les fidèles assistèrent toujours en très grand nombre à tous les offices, et elle fut clôturée par une foule très dense, sur un parcours de 700 mètres décoré de feuillage, de roses et barré de plusieurs arcs de triomphe. »

Le correspondant de la N.R. n’avait pas le goût pour la nuance : il ne s’agit pas d’un calvaire qui met en scène les deux larrons sur leur croix, mais d’un crucifix. Il n’a pas eu le loisir de préciser que la lourde statue de bronze avait été portée depuis l’église sur un plateau garni de roses, et qu’il avait fallu plusieurs hommes –dont Monsieur Robert Paillé- pour la hisser avec échelle et corde sur la croix. Il ne pouvait pas non plus évoquer la patience et le savoir-faire des dames comme Denise Carron qui ont confectionné des centaines de roses avec du papier crépon, des aiguilles et du fil de fer.

Depuis soixante ans, la croix de Grandchamp, haute au total de quatre mètres, donne à voir un Christ, grandeur nature, en bronze blanc, cloué à une croix en béton à grosse section carrée de 13 cm de côté. Ses bras très inclinés forment un V qui pourrait faire penser au V de la victoire sur la mort. Aucune décoration ne vient troubler la sobriété du monument. La date de 1863 gravée dans un cartouche au-dessus de la date de 1954 voudrait-elle rappeler qu’une croix de bois occupait la place depuis le règne de Napoléon III ? L’entablement sur lequel s’ancre la croix de 120 cm de côté en a fait une croix reposoir.

 

L’artiste a choisi la position des bras en V





 

La croix de Boisvert

Sans inscription ni date, la croix de Boisvert garde dans sa colonne de calcaire les énigmes de son érection : quand ? par qui ? pourquoi ? Mais rien ne nous empêche de constater son originalité par rapport aux autres croix de Champagné. Sa grande simplicité d’abord : un fût de colonne cylindrique de 1,80 m, reposant sur un socle calcaire, avec une embase carrée et une corniche moulurée formant collerette. Mais surtout cette petite croix métallique de 50 cm qui est plantée au sommet. On peut penser que c’est un artisan local qui l’a façonnée dans un fer carré. Il a fait deux fentes dans chacune des trois extrémités, sur deux ou trois centimètres, et a écarté au marteau les parties extérieures de façon à dessiner un trèfle.

C’est sans doute la plus discrète des six croix encore debout, mais c’est peut-être la plus ancienne. Elle porte les traces de fractures qui ont été cerclées par deux fils de fer. Dans « l’accident », la croix s’était descellée et gisait dans les broussailles. Elle a été sauvegardée grâce à la main secourable de Pierre Rossignol, qui s’est contenté de la replacer sans scellement. Sa position de guingois lui a valu quelque temps le nom de « la croix qui penche », mais aujourd’hui, la Croix de Boisvert a retrouvé son zénith.



            

Sommet fendu de la colonne et croix tréflée

 

Les croix effacées du paysage

Plusieurs autres croix se sont dressées sur le territoire de la commune avant de disparaître. Renée Gourdeau cite la Croix d’Ageasse près de la villa du haras, la croix du chemin de la Garenne. Mais il y a aussi la Croix de Limes et la Croix de l’Homme.

Au carrefour de la route de La Ferrière et du chemin de la Croizette, affleurant dans l’herbe rase, il y a une dalle. Invisible pour tout passant, elle taquinait la mémoire de Madame Denise Carron : « C’est là, me dit-elle un jour, qu’il y avait la croix de Limes ». Il ne restait déjà plus que la moitié du piédestal et je regrette à présent de n’avoir pas osé lui demander de précisions. Elle est décédée en 2002 à l’âge de 92 ans mais son fils Jean-Marc et sa cousine Renée peuvent prendre le relais. Jean-Marc se souvient que dans sa jeunesse, il y avait là un tas de pierres, certaines taillées, qui devaient être les restes de son socle. Renée, plus âgée, a bien connu la Croix : elle était en bois et ne portait pas de Christ. Elle a été détruite accidentellement par un attelage venu du Puy-Rabier vers 1954. Il ne reste que son socle qui a été déposé sur la place de la salle des fêtes. Il a été arraché par Monsieur André Texereau cat il gênait l’entrée de son pré Aucun culte n’y était rendu, semble-t-il, mais c’était une croix de chemin, un repère sur un itinéraire, et un clin d’œil spirituel pour les croyants dans leur vie quotidienne.

 

 Reste du piédestal de la Croix de Limes à l’entrée du chemin du Pâtural des Chiens

 

Même si un lieu-dit très connu garde le nom de Croix de l’homme, ne cherchez pas la croix, elle aussi est disparue. Aucune trace n’apparaît là où elle se dressait, sur la route de La Grande Grange à son embranchement avec le chemin qui descend vers le monument Ponsonnet.

Même disparue, cette croix est intéressante pour deux raisons. D’abord son nom qu’elle a communiqué au lieu-dit ! C’est celui que tous les Champagnois connaissent, nom qui est visible sur le cadastre napoléonien de 1812, et qui désigne la pièce de terre qui l’entoure. Le signal situé de l’autre côté de la route et qui constitue un point géodésique porte aussi ce nom de la Croix de l’Homme. En plus, dès le premier recensement de la population, en 1851, la famille Margeollet est recensée comme exerçant le métier de tuilier, à « la Croix de l’Homme ». Cependant la maison qui est située au carrefour, est nommée « L’orme » Et le plan de 1804 signale trois ormeaux alignés sur le bord droit de la route vers La Grande Grange.

Cette croix placée près du signal de la Croix de l’Homme qui s’élève à 176 mètres d’altitude -19 mètres de moins que son vis-à-vis le sommet de Fougeré-, je serais tenté de la classer dans la catégorie des croix pèlerines : elle aurait pu servir de repère pour ces piétons qui étaient attirés par le pèlerinage vers Charroux. Une puissante abbaye bénédictine dont il reste la tour octogonale, possédait en effet dans son église de nombreuses reliques. Deux chemins passant par Gençay et qui pouvaient y conduire se croisaient à la Croix de l’Homme : le chemin par Boismorin- Lussabeau –Champagné- Sommières-Bernay et celui de Magné-le Boisseau-la Croix de l’Homme-le gué de la Cueille.

Ceux qui étaient passés par Champagné avaient pu faire un détour par l’église pour accomplir un des innombrables pèlerinages ou voyages, mentionnés par M. Henri Beauchet-Filleau (1818-1895) dans la Vienne. Les femmes enceintes y allaient prier Sainte Anne, et « du 1er janvier au 2 février, on venait d’assez loin déposer au pied du saint (Saint Blaise ou Saint Roch) un peu de laine pour qu’il veille sur les brebis ». Ceux qui venaient de Magné commençaient à partir du Pâtural des Chiens, la montée de la colline de Champagné, pas très pentue mais longue. Quand ils arrivaient aux trois ormeaux, ils avaient gravi la pente nord couverte de bois, de pâturages, de bocage, et devant eux ils voyaient les plaines du sud plus riches et plus ensoleillées. L’orme, arbre à la fois mâle et femelle est chargé du symbole de « l’hybride, du croisement, donc arbre des carrefours, des frontières, à la croisée du passé, du présent et du futur… »

 
Tiré du Cadastre napoléonien de 1812 (Archives Départementales de la Vienne)

 

Et si l’expression « la Croix de l’orme » s’était muée en « Croix de l’homme », depuis bien longtemps ? Voilà un cas d’expert pour historiens et toponymistes ! Je me contenterais d’exposer les deux thèses.

La légende qui est parvenue jusqu’à nos générations prétend que la Croix de l’Homme signalait le lieu où le roi wisigoth Alaric II, tué par son rival franc Clovis, avait été enterré. Le fait est plausible pour les historiens soutenant que le point décisif de la bataille de Voglensis en 507, ne se situait pas à Vouillé, mais dans les plaines de Champagné. Clovis, récemment converti au christianisme, aurait pu faire édifier une croix, pour attester qu’en ce lieu, lui, devenu le défenseur du clergé chrétien, avait triomphé de l’hérétique. Difficile en revanche d’imaginer que la croix ait servi de monument funéraire.

Difficile aussi de nous représenter l’évolution d’un lieu sur un millénaire et demi, alors qu’on peut suivre fort bien l’évolution des langues. On reconnaît celle-ci dans la diversité des langues latines, on la vit aujourd’hui. Le mot orme n’arrive sur les livres français qu’en 1175, sous la forme latine de « ulmus ». La population qui pratique le français ancien transmet le mot sous la forme de « olme » ou « oulme ». Et des ormes il y en a en Poitou puisque Poitiers, sa capitale s’est appelée « Limonum » à l’époque celtique et que le village voisin porte toujours le nom de « Limes », « lim » étant un dérivé de « ulmus ». L’absence du « r » laisse, on le voit, beaucoup de chances à la confusion entre l’orme et l’homme.

Ces explications peuvent paraître bien illusoires, mais il faut garder dans l’idée qu’on n’a pas attendu les moyens techniques modernes pour voyager beaucoup, qu’à défaut de panneaux signalétiques apparus seulement au XXe siècle, les croix pouvaient servir de repère et que l’on avait une grande faculté, celle de distinguer comme en filigrane dans les pierres des monuments, des messages surnaturels.

 

 

Les croisées sans croix

Le Cadastre napoléonien n’avait pas vocation à mentionner la présence de croix, mais il devait mentionner les lieux-dits qui portaient ce nom. Dans ma quête des croix, deux surprises m’attendaient : l’expression utilisée aujourd’hui de « Croix de font » qui désigne cette source au bas de Mauny utilisée comme lavoir, n’existe pas ; en revanche personne n’a parlé d’une croix, là où a été érigé le monument en l’honneur de Georges Ponsonnet, alors que le cadastre napoléonien situe là, la « Croix des quatre pieds ». Quand en archéologie on dit quatre, on pense au dé aux quatre divinités, mais les divinités étant bipèdes, le compte n’y est pas… On peut donc penser que dans des temps reculés et néanmoins historiques, il y avait là comme à Omerville dans le Val d’Oise, une croix portée par un socle posé sur quatre cales.

Donc à Champagné, il n’y a pas eu ou il n’y a pas de croix sans carrefour de chemins, en revanche il y a des carrefours sans croix. Et je ne résiste pas à l’envie d’en nommer deux dont la dénomination me paraît extraordinaire : le « quarroir de mordelières » et la « croisée de la potence de gerbe d’orge ».

Le mot quarroir est un vieux mot français qui désigne un carrefour. C’est celui où le chemin qui descend de la Croix de l’homme coupe la route de La Ferrière. Une mordelle est un coléoptère qui vit sur les ombellifères et dont la larve vit dans le vieux bois. Il est le seul insecte capable de sauter et de voler. Son nom vient de ses antennes qui sont en dents de scie, donnant l’impression de mordre. Les mordelles étaient peut-être nombreuses dans cette région des brandes…

« La croisée de la potence de gerbe d’orge » désigne le carrefour situé sur la route de Couhé, un peu avant Mauny. Cette dénomination renvoie à un rite biblique au cours duquel la population allait au temple dès la première journée de moisson. C’est de toutes les céréales l’orge qui mûrit d’abord et une personne agitait une gerbe d’orge en offrande à Dieu. Un lieudit sur le terroir de Champagné est appelé communément la potence. Y avait-il là une cérémonie qui était la réplique de celle de la Bible ?

 

Sur la route de Couhé, la Croisée de la Potence de gerbe d’orge (ADV)

 

Le rôle des croix

A l’exception de la croix de La Fontenille, toutes les croix inventoriées sont dans un rayon maximum de 700 mètres par rapport à l’église, (voir carte) soit à moins d’un quart d’heure de marche. Il y a là sans doute une volonté délibérée d’en faire des lieux de cultes ponctuels, accessibles à tous.

La fête religieuse la plus solennelle qui faisait sortir les fidèles de l’église était la Fête Dieu. C’est le pape Urbain IV en 1264, qui l’a établie et qui l’a fixée soixante jours après Pâques. Elle est appelée aussi la Fête du Saint Sacrement car il s’agit de porter à l’adoration de tous les croyants l’hostie consacrée en tant que corps du Christ. Pour cela a été imaginé l’ostensoir, une pièce d’orfèvrerie très souvent en forme de soleil percé en son centre d’une lunule où le prêtre place l’hostie.

Comme pour la consécration du crucifix de Grandchamp, la fête Dieu donnait lieu à une procession, avec chants religieux et projection de pétales de roses. En tête venait le prêtre tenant cachée l’hostie par un voile, entouré de ses enfants de chœur et suivi par les enfants du catéchisme d’abord puis par les paroissiens. Le cortège se dirigeait alors vers la Croix de Tringalet par la route d’Anché. Il en revenait par la route de Vivonne, mais auparavant la foule s’assemblait autour de la croix, et se prosternait quand le prêtre, d’un mouvement ample et lent, lui présentait le Saint Sacrement.

Situées non loin de l’église, les croix n’en étaient pas moins en pleine campagne, et elles pouvaient être un point d’arrêt lors des trois jours de rogations qui précédaient l’Ascension. Rogation vient d’un verbe latin qui signifie « demander » et les processions, moins solennelles que pour la Fête Dieu, se dirigeaient vers les champs et les prés pour solliciter de bonnes récoltes. Selon l’Association « Les Journées Paysannes » les prières de rogations « sont à vivre, non pas comme une recette, l’apport d’unités d’azote que donne le coup de goupillon du prêtre sur les champs, mais comme une invitation à rentrer […] dans la miséricorde du Créateur de la terre et de ce qu’elle contient. »

 

 

Plan tiré de la carte topographique I.G.N. au 1/25 000- Vivonne

 

 

Conclusion

Etapes de processions, de missions, de rogations, de guérisons…Les croix de pierre ont cessé d’avoir ces fonctions. Tout juste peuvent-elles persister encore à servir de repères aux randonneurs et de sujets de questions pour les rallyes. L’analyse du pape Pie XII en 1954 était fondée : le matérialisme l’emporte sur le spiritualisme. Les croix tendues vers le Ciel étaient des appels à la protection divine pour conjurer les peurs : peur de se tromper de chemin, peur de mauvaises récoltes, peur des maladies, peur de la mort. Nos peurs sont restées là, mais beaucoup les « négocient » maintenant autrement. Et les croix sont devenues des monuments historiques, esthétiques sous un ciel bleu, pathétiques sous un ciel d’orage, mais qui comme beaucoup d’autres, ont perdu l’importance d’antan.

 

 

Emprunts à :

Henri Beauchet-Filleau, Simples notes sur quelques pèlerinages, pieuses pratiques, usages, etc… dans le diocèse de Poitiers, Paris, imprimerie nationale 1869

 

Archives Départementales de la Vienne, série G

 

Merci, pour avoir orienté certaines de mes recherches à Renée Gourdeau, Jean-Marc Carron, Serge Rogeon, Henri Gourdeau, Pierre Rossignol

 

 

 

Textes et photographies de Louis Vibrac

 

 

 

Extrait du plan napoléonien de 1812 (ADV) – Carrefour des Mordelières, route de La Ferrière